Des bords de la Bruche aux rives de la Moskova
François-Joseph est le troisième d'une fratrie de cinq enfants et le deuxième fils de Jean-Louis Muhlmeyer(400) et de Anne Marie Kieffer(401). Une sœur, nommée Anne Marie(#), née en février 1790, décède en décembre 1793.
François-Joseph a été baptisé le samedi 14 avril 1792 à Dachstein, d'après la date indiquée sur son acte de mariage. Chose assez surprenante, son baptême n'est pas enregistré dans la continuité des dates. Sur la page du registre, on passe du 12 février au 23 octobre.
En bas de page, comme rajouté à la hâte, se cache l'acte de François-Joseph, mais daté du 14 avril. Ensuite il n'y a plus aucun baptême célébré entre le 14 avril 1792 et le 23 octobre de cette même année. Les temps sont agités, nous sommes en pleine période révolutionnaire, et ceci doit sûrement expliquer cela.
Loin des bouleversements politiques qui secouent la France et l'Europe, le petit François-Joseph grandit au milieu du chaos révolutionnaire, entouré de son frère aîné Jean Martin (sosa 200) et de ses deux sœurs cadettes, Anne et Ursule. François-Joseph n'a que 8 ans quand son père meurt le 5 avril 1801. Durant son enfance, tout comme son frère et ses sœurs, il doit aider à l'exploitation de la ferme familiale, tout en apprenant le métier de tisserand.
Pendant ce temps à Paris, un petit Corse, encore inconnu il y a quelques années, gravit à la vitesse de l'éclair, tous les échelons d'une carrière militaire puis politique, pour finir Empereur des Français, le 2 décembre 1804 à l'âge de 35 ans.
Ces événements, bien loin des préoccupations quotidiennes de François-Joseph et de sa famille, bouleverseront bientôt sa vie à jamais, car le temps de la conscription approche, lentement mais sûrement. Les années passent, et enfin, le grand jour arrive où la classe de 1812 est appelée. Il doit se rendre à Molsheim, chef-lieu du canton, pour le tirage au sort.
Quand arrive son tour, François Joseph tire le n° 130, un mauvais numéro. Sa mère, bien trop pauvre, ne pourrait lui offrir un remplaçant. Il s'ensuit une rapide visite médicale qui le juge apte à servir l'empereur.
La longue marche
Le jour se lève à peine quand François-Joseph, le coeur serré, quitte les siens, sans savoir s'il les reverra un jour. Baluchons à l'épaule, ils sont trois en ce début du mois de février 1812, à prendre la direction de Strasbourg et sa citadelle, où se rassemblent tous les conscrits du département. Il y a là Florent, le cordonnier du village et Mathias, qui bien que né à Molsheim, habite à Dachstein où il est tisserand comme François Joseph.
Ils se sont donné rendez-vous sous le porche de la Breuschtor, ou porte de la Bruche comme on l'appelle de nos jours. Passés le pont du canal, les trois conscrits jettent un dernier regard sur leur village, enfermé derrière une forte muraille munie de fossés, avant de disparaître entre les maisons d'Ergersheim.
En silence, ils s'engagent sur la grande route qui relie Molsheim à Strasbourg distant de quatre lieux, soit 20 km environ. Au fur et à mesure de leurs marches, d'autres futurs soldats se joignent à eux.
Breuschwickersheim, Oberschaeffolsheim, Wolfisheim qui est contournée, puis c'est Eckbolsheim et l'auberge de la Maison Rouge. Là, ils s'octroient un dernier moment de répit avant de rejoindre la Grande Armée.
C'est à Strasbourg, chef-lieu du département, que se décide l'affectation du conscrit. Trop petit pour la cavalerie, notre François Joseph, comme bon nombre de conscrits Alsaciens, est affecté au 61e Régiment d'Infanterie de ligne, 5e division 3e brigade du Ier Corps d'Armée, commandé par le maréchal Davout. François-Joseph ne devait pas être trop dépaysé, les autorités militaires ayant eu soin de regrouper, autant que possible, les nouvelles recrues en fonction de leur origine.
Feuilles de route en mains puis regroupés en bataillons et escortés par des gendarmes, les nouvelles recrues, toujours habillés en civils, entament alors un voyage de quelques semaines vers Hambourg, dans le Nord de l'Allemagne, où est stationné le Ier Corps.
La guerre n'attend pas
François-Joseph arrive dans son régiment le 8 mars 1812. Après une visite médicale afin de déterminé s'il est toujours apte à servir, il est inscrit dans le registre de contrôle de troupes sous le n° matricule 9171. À défaut de photo d'identité, François Joseph est décrit ainsi : taille d'un mètre 565 millimètres, le visage ovale, le front couvert et les yeux bruns. Il a une petite bouche, un menton fourchu et des sourcils châtains. Il n'a pas de signes particuliers.
Suis la réception de ses effets militaires, uniforme et armement. S'il a de la chance, il percevra un équipement complet, ce qui n'est pas toujours le cas. Il sera alors obligé de garder sur lui quelques effets civils, comme le pantalon par exemple. De toute façon, l'habit qu'il a perçu n'est pas neuf. Dans son paquetage, se trouvent également trois paires de chaussures de piètres qualités. Elles sont portées sans chaussettes et on ne différencie pas le pied droit du pied gauche. Ainsi équipé de la tête aux pieds, débute alors sa formation de fantassin.
Dès le lendemain de son arrivée, commence l'instruction sur le champ de manœuvre. Il y a d'abord l'utilisation et l'entretien de son fusil, puis les manœuvres et les formations à pied, marcher en ligne, en colonne. L'apprentissage des grades, des hiérarchies, etc.
Mais déjà la campagne de Russie se prépare et de toute l'Europe, des régiments convergent vers le Niemen et la frontière Russe. Le 61e de ligne reçoit l'ordre de traverser l'Oder et de se diriger vers la Vistule. Tout le pays est déjà couvert de troupes. Le 19 avril, le régiment se concentre à Kobbelbude en Prusse orientale, aujourd'hui en Pologne près de la frontière Lituanienne.
Le 23 juin 1812, Napoléon fait franchir le Niémen au Ier corps d'armée, qui est accueilli par quelques coups de feu, tirés par une troupe de cosaques qui prennent aussitôt la fuite. La 5e division Compans, restée à l'arrière et où sert François-Joseph, ne traverse le fleuve que le soir du 25 juin.
Tout le corps se dirige ensuite sur Vilnius qui est atteint le 28 juin, après une longue et pénible marche sous de fortes chaleurs. Sans avoir le temps de souffler, plusieurs régiments et divisions dont celle de François Joseph, sont envoyés à marche forcée, à la poursuite de la 2ème armée russe, commandée par le prince Bagration. Le 61è régiment arrive ainsi devant Minsk le 8 juillet.
Mais Jérôme Bonaparte, roi de Westphalie et piètre général, est trop lent à réagir. Il ne parvient pas à respecter les objectifs fixés par son Empereur de frère et laisse échapper l'armée de Bagration, qui se replie sans combattre devant l'avancée des troupes françaises.
Néanmoins, le 14 juillet, le régiment de François Joseph reprend sa marche. C'est une immense plaine, couverte de forêts de bouleaux et de marécages, qui s'ouvre devant les fantassins français. Seules quelques collines, culminant à 300 mètres d'altitude à peine, atténuent la monotonie du paysage. Dans cette contrée sauvage, les habitants, s'il y en a, sont rares. Davout fait encore traverser la Bérézina à son armée pour s'arrêter le 20 juillet sur la position de Soulta Nowka, au Sud de Moguilev.
Cette pause est une aubaine pour François-Joseph et ses compagnons d'armes. Depuis le départ et la traversée du Niémen, les conditions météorologiques sont exécrables. Après les chaleurs éprouvantes, des orages terribles se sont abattus sur les territoires traversés. Les pluies diliviennes déciment les hommes et les chevaux, qui s'épuisent à marcher dans la boue et tombent malades. Les chariots, chargés de l'approvisionnement s'embourbent et ne suivent pas. Les soldats en sont réduits à se nourrir sur le pays. À l'arrière, des cas de disette sont déjà signalés.
La 61e division étant à la pointe de l'offensive, les réquisitions permettent encore, pour l'instant, de s'approvisionner en nourriture; premiers arrivés premiers servis.
Au bivouac du soir, François-Joseph se retrouve avec quelques autres Alsaciens autour d'un feu, car bien qu'étant en plein mois de juillet, les nuits sont glaciales. Tout en mangeant le peu qu'ils ont pu chaparder en cour de route, ils se racontent quelques anecdotes et partagent des souvenirs du temps passé.
La première bataille
Fatigués, harassés et épuisés par ces longues marchent, souvent le ventre vide, les trois compagons ont réussi tant bien que mal à suivre la cadence imposé par l'avancée rapide des armées françaises. Malgré tout, la chance leur a plus ou moins souris depuis le début de la campagne. Aucun engagement sérieux ne les a exposés aux baïonnettes ni aux boulés de l'ennemi.
Mais le 23 juillet, c'est le baptême du feu pour nos trois fantassins. À sept heures du matin, le général Raïevski attaque la position de Davout. Débouchant d'un bois, des colonnes serrées de fantassins Russes s'avancent pour franchir une dépression en avant des positions françaises.
Un bataillon du 108e de ligne recule devant la poussée Russe. Deux bataillons du 61e, dont celui de François-Joseph, sont envoyés contre l'infanterie ennemie.
Il est là, seul avec lui-même, au milieu de la multitude qui avance. Il pense aux siens, à sa mère qu'il a laissé là-bas à Dachstein, à 1500 km d'ici, à sa vie d'avant. Comme hypnotisé, le fantassin Muhlmeyer avance, les yeux rivés sur la pointe de sa baïonnette. Il a oublié la peur qui l'a saisi aux premiers ordres des chefs. Dans le bruit et la fureur du combat, dans le tumulte et le fracas des armes, François-Joseph marche, les mains crispées sur son fusil.
(Cliquez pour agrandir)
L'odeur âcre de la poudre flotte sur le champ de bataille. Les cris des soldats blessés qui tombent, les boulets des canons qui arrachent et qui démembres. Encore quelques mètres et le choc tant redouté va se produire...
Mais non, devant le nombre, les fantassins Russes ont reçu l'ordre de s'arrêter puis de reculer. Vers 6 heures du soir, les troupes de Raïevski se sont retirés. 2 000 morts gisent sur le champ de bataille et près de 4 000 blessés. François-Joseph et ses deux compagnons s'en sortent indemnes.
Les fantassins n'ont pas fini de marcher pour autant. Le 111e et le 61e régiment reçoivent alors l'ordre de poursuivre encore l'ennemi jusqu'à Nowoselky. À la tombée de la nuit, arrivés près d'un bois, les deux régiments s'arrêtent toutefois pour bivouaquer, les Russes s'étant mis hors de portée.
Le lendemain matin, aux premières lueurs de l'aube, les deux régiments français se remettent en marche et remontent le long du Dniepr pour rejoindre le gros du 1er corps près d'Orscha. Quelques escarmouches émaillent néanmoins leurs progressions vers le Nord. En effet, pour ralentir les Français et pour couvrir la retraite des troupes russes, un escadron de cosaques harcèlent l'avant-garde des deux régiments.
Vers Moscou
Une pause de quelques jours dans les environs d'Orscha, permet aux trainards de rejoindre leurs unitées. Le 8 août, le 16e régiment se remet en marche pour Smolensk où les armées de Bagration et de Barclay de Tolly* se sont regroupées.
Le refus de combattre des généraux Russes, oblige la Grande Armée à s'enfoncer, jour après jour, toujours plus loin dans l'immensité russe. Et plus elle progresse, plus elle s'affaiblit. Chaque jour, des milliers d'hommes désertent ou meurent de maladies, des corps abandonnés gisent le long des chemins. Bon nombre des compagnons d'armes de François-Joseph ont déjà renoncés, ont lachés prise. La faim, la maladie où les blessures ont eu raisons de leurs volontés de survivres. Ils sont ainsi des milliers à se trainer, plus qu'à marcher, vers un horizon sans fin.
Dans l'adversité, loin de chez eux, les liens entre les hommes se resserrent d'instinct. Lorsque des vagues de nostalgie remontent du passé et deviennent trop présentes, pouvoir parler la langue du pays est déjà en soi un énorme réconfort. La solitude est moins pesante, on se sent moins seul, on fait partie d'un groupe, d'une petite communauté.
La longue colonne progresse péniblement sur les chemins poussiéreux des chaudes et étouffantes journées d'août. Le 16, après huit jours d'une marche pénible, le 61e de ligne arrive enfin en vue de la ville fortifiée de Smolensk, sur la route de Moscou. Le régiment s'installe sur une hauteur qui domine la ville. Quelques coups de feu et de canons sont échangés avec les défenseurs de la cité fortifiée.
Ce n'est que le lendemain 17 août, que commence la bataille pour conquérir Smolensk. La division Compans de François-Joseph n'entre dans la danse qu'à six heures du soir. Elle a pour mission de s'emparer du faubourg de Micislaw. La bataille fait rage une bonne partie de la nuit. Les Russes sont repoussés à la baïonnette jusque dans les fossés qui entourent Smolensk et fusillés pratiquement à bout portant.
Avant que le soleil ne se lève, la ville est incendiée puis évacuée par les Russes. François-Joseph, avec sa division, traverse Smolensk entre les ruines encore fumantes et les cadavres des soldats Russes tombés en grand nombre.
La bataille n'a laissé aucun répit aux soldats. Au soir du 18 août, le 61e se repositionne à Solowiesso, sur les bords du Dniepr. La Grande Armée laisse plusieurs milliers de combattants morts ou blessés sur le champ de bataille.
Le 19 août, Alexandre Ier nomme le général Koutouzov commandant en chef, à la place de Barclay de Tolly, désavoué par ses pairs qui lui reprochent son manque de combativité.
Pour autant, la route de Moscou n'est pas encore ouverte. Les troupes russes se sont regroupées sur Wiasma qu'ils incendient et abandonnent aussitôt. La Grande Armée progresse péniblement sous une chaleur accablante. La troupe en marche soulève une poussière brûlante qui sature l'air et qui s'insinue partout. Batailles, combats et escarmouches se succèdent ; Schwardino, Doronino, la Moskowa, Mojaïsk et enfin le 14 août, toute l'armée française se trouve devant Moscou.
Depuis qu'il a quitté son village natal un froid matin de février, François-Joseph a déjà marché plus de 3000 km, pour arriver jusqu'aux portes de Moscou. Pour les hommes de troupe, les conditions de vie de cette première partie de la campagne de Russie étaient terribles. Le manque de nourriture, les maladies, les marches sans fin sous une chaleur accablante, le harcèlement des cavaliers cosaques dès la traversée du Niémen, les pluies torrentielles qui transforment le paysage en un immense bourbier. À bout de forces, beaucoup de soldats ont déserté ou se sont suicidés. Mais le pire était encore à venir...
*Michel Barclay de Tolly (Mikhaïl Bogdanovitch Barclay de Tolly) est un général Russe issu d'une famille germano-balte originaire d'Écosse.
Quand la retraite se transforme en débacle
Au 15 septembre 1812, le 61e régiment ne comptait plus que 54 officiers et 1326 hommes de troupe, dont François-Joseph. Le 26 octobre 1812, commence la terrible retraite de Russie.
"On ne voyait plus sur les routes des soldats français, mais des fantômes couverts de haillons, des figures hâves, une longue barbe sale et terreuse, la tête entortillée de mouchoirs […] tout cela marchait machinalement, sans but, au hasard, sans une ombre d'espérance."
"L'engourdissement les prenait debout ; ils continuaient cependant à faire quelques pas puis ils trébuchaient et tombaient en avant. Une fois à terre, ils ne remuaient plus. Mais un moment encore, on entendait leur plainte étouffée. La tête était un peu contractée et baissée, le visage était devenu bleu et les poings fermés se réunissaient violemment vers le creux de l’estomac ; tout le corps avait acquis une invincible raideur".
Témoignage d'un survivant.
C'est la fin de la Grande Armée de Napoléon, dont François-Joseph fait partie. Il en est revenu vivant, peut-être blessé. Il a été réformé le 21 septembre 1813.
Il reprend le cour de sa vie et son métier de tisserand, avec des souvenirs douloureux plein la tête, qui ont dû le hanter jusqu'à la fin de ses jours. Le 21 novembre 1820 âgé de 28 ans, il épouse Spehner Françoise, également âgée de 28 ans. Elle est née à Dachstein le 19 janvier 1792.
François-Joseph et Françoise auront 5 enfants. Antoine, né en 1822, qui sera suivi par François-Antoine en 1824. En mai 1827, naît Georges, il meurt en juin 1831 à l'âge de quatre ans. Janvier 1832 verra naître un autre Georges, qui n'aura pas plus de chance, puisqu'il décède cinq mois plus tard. Enfin Marie, née le 27 septembre 1833.
Au recensement de 1846, François-Joseph, Françoise et Marie leur fille, habitent au n°24 de la rue Bettel um Kehr! qui pourrait être traduit par "Tournant du mendiant", mais sans garantie. Le recensement de 1851 les retrouvent au 23 de la rue Bessengass (rue du Balais), dont François Joseph a fait l'acquisition.
Françoise décède le 18 février 1861 à l'âge de 69 ans. François-Joseph lui survivra encore deux ans, il décède le 11 janvier 1863 à sept heures du matin à l'âge de 70 ans.
0 Commentaires